La guerre au Soudan est un conflit multipolaire du XXIe siècle dans un monde multipolaire.

Les nombreux acteurs du pays – en premier lieu les deux « généraux » belligérants, Abdel Fattah al-Burhan, qui dirige l’armée soudanaise, et Mohamed Hamdan Dagalo, communément appelé Hemetti, à la tête des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) – sont devenus des pions dans le cadre une compétition plus large visant à exercer une influence dans la Corne de l’Afrique, qui revêt une importance stratégique.

Aucun pays ne se livre à ce jeu avec plus d’assurance que les Émirats arabes unis, qui entretiennent et orchestrent un ensemble diversifié de réseaux dans toute la région.

Bien qu’Abou Dabi n’ait probablement pas d’intérêt dans l’escalade et la déstabilisation actuelles au Soudan – un responsable occidental avance même que les Émirats éprouvent « des remords » –, sa diplomatie réseaucentrique semble avoir créé un réseau complexe d’interdépendances et de concurrence qu’il lui est désormais impossible de contrôler.

L’histoire des Émirats arabes unis au Soudan est celle d’une monarchie tribale relativement petite qui tente d’exercer une influence bien au-delà de ce que l’on considérerait conventionnellement comme son poids géostratégique.

Défiant les limites traditionnelles de l’art de la diplomatie, la branche des Bani Fatima de la famille royale d’Abou Dabi a innové en le déléguant à des substituts tels que des particuliers, des entreprises, des banques, des marchands, des milices et des mercenaires.

L’histoire des Émirats arabes unis au Soudan est celle de réseaux mis en place par Abou Dabi pour atteindre des objectifs stratégiques en toute discrétion et en préservant le déni plausible, des réseaux qui viennent dans le même temps compléter les capacités internes limitées de ses institutions étatiques surchargées.

Bien que l’engagement officiel des Émiratis au Soudan soit géré par ses ministères chargés de la politique étrangère et de la sécurité, les réseaux occultes qui sont tous reliés, de manière apparemment fortuite, à Abou Dabi et à Dubaï, apportent aux Bani Fatima les véritables leviers du pouvoir sur le terrain.

Banques et sociétés-écrans

Ces réseaux permettent à Abou Dabi de relier aux Émirats arabes unis des partenaires et des concurrents, des acteurs étatiques et non étatiques, des petites et des grandes puissances, faisant ainsi de l’État du Golfe une plaque tournante indispensable reliant des acteurs régionaux et mondiaux improbables.

La relation avec le chef de guerre soudanais Hemetti, en particulier, révèle un réseau de connexions et d’activités apparemment fortuites qui sont toutes liées, directement ou indirectement, aux svengalis d’Abou Dabi.

Le réseau qui alimente l’homme ayant tenté un coup d’État au Soudan est un carrousel complexe de capitaux, d’armes, d’or et de mercenaires mis en place par Abou Dabi au lendemain du Printemps arabe.

Si l’on observe les réseaux personnels immédiats étayant le chef de guerre qui suit la stratégie de contre-révolution émiratie, on constate que des banques et des sociétés écrans basées aux Émirats se trouvent au premier plan lorsqu’il s’agit de garantir les flux de trésorerie des FSR.

Depuis que Hemetti a fourni des milliers de soldats sur le terrain pour la guerre menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis au Yémen, le seigneur de guerre est devenu un nœud important dans toute la région, en particulier dans les réseaux émiratis. Opérant aux côtés des intermédiaires d’Abou Dabi au Yémen – les milices du Conseil de transition du Sud –, Hemetti a reçu des armes et des salaires pour ses mercenaires.

La découverte de bombes thermobariques achetées par les Émirats arabes unis entre les mains des FSR invite à penser qu’Abou Dabi soutient également plus directement la puissance de combat de Hemetti sur le terrain.

Il reste à savoir si ces armes ont été livrées à Hemetti directement par les Émirats arabes unis ou, plus vraisemblablement, par le biais de leur réseau d’intermédiaires en Libye.

L’« Abou Dabi Express », surnom donné au réseau qui alimente la guerre civile en Libye depuis 2019 par l’intermédiaire de l’homme fort des Émirats arabes unis Khalifa Haftar et des mercenaires du groupe russe Wagner, semble désormais étendre son rayon d’action au Soudan.

Le lien entre Haftar et les tristement célèbres chiens de guerre russes a été établi aux Émirats arabes unis, l’allié stratégique le plus important de la Russie dans la région. Selon les services de renseignement américains, le financement émirati a contribué à faciliter la création par le groupe Wagner d’une tête de pont en Afrique du Nord.

Un carrousel bien huilé

Lorsque Wagner a commencé à s’étendre plus au sud, le groupe de mercenaires s’est lancé dans les industries extractives et s’est enrichi par le biais de concessions d’or lucratives au Soudan.

Hemetti est devenu le principal bénéficiaire d’un obscur commerce de l’or qui nécessitait une plaque tournante pour acheminer l’or vers le marché et permettre au groupe Wagner de financer ses opérations sur le continent africain.

Dubaï, l’une des principales plaques tournantes mondiales du commerce de l’or, a fourni les moyens nécessaires pour échanger cet or contre des liquidités.

Une fois de plus, les Émirats arabes unis forment un pivot essentiel qui relie les acteurs locaux aux puissances mondiales et assure les injections de fonds nécessaires dans le cadre de la guerre en Ukraine.

De plus, des sociétés du réseau Wagner plus vaste ont été autorisées à s’installer aux Émirats. Une société de soutien logistique transportant par les airs du personnel, des armes et de l’or à travers l’Afrique a récemment été sanctionnée par le Trésor américain. Pendant ce temps, Abou Dabi se cache derrière le voile du déni plausible.

Les réseaux que les Émirats entretiennent via les différentes arènes de la région fonctionnent désormais de manière plus ou moins organique, Abou Dabi n’ayant plus qu’à faciliter les flux de capitaux et le soutien infrastructurel.

Le carrousel semble bien huilé alors que les différents nœuds du réseau préservent une autonomie qui leur permet de soutenir leur propre programme. Alors que Hemetti a envoyé 1 000 combattants des FSR en Libye en 2019, Haftar envoie aujourd’hui une aide symbolique à son camarade contre-révolutionnaire au Soudan.

À l’œil nu, l’hétérarchie qui a émergé paraît assez chaotique et ne semble pas contrôlée par un seul acteur. Les Émirats arabes unis ne sont que la plaque tournante qui ouvre et ferme certaines des vannes clés, ce qui en fait un acteur indispensable capable d’actionner des leviers d’influence.

Les diplomates occidentaux pointent désormais du doigt les Émirats pour avoir mis en œuvre leur diplomatie réseaucentrique dans le but d’aider des seigneurs de guerre, de courtiser la Russie et de promouvoir le mercenariat, après l’avoir tacitement tolérée pendant des années.

Mais on peut affirmer sans crainte que quiconque souhaite mettre fin aux combats au Soudan devra composer un numéro commençant par +971, puisque toutes les routes menant à Hemetti passent inévitablement par les Émirats.