Le bilan humain de l’offensive israélienne à Gaza est effroyable. Des dizaines de milliers de morts, des disparus et blessés en aussi grand nombre. La quasi-totalité des infrastructures est détruite. Regroupés pour partie à Rafah, les habitants, affamés, bombardés, risquent à tout moment l’expulsion. Les mots manquent pour décrire l’ampleur de la catastrophe en cours.

Cette guerre d’annihilation n’aurait pu avoir lieu sans le concours politique, économique et militaire apporté à Israël par la plupart des chancelleries occidentales, États-Unis en tête. En France, l’alignement des autorités sur le programme guerrier israélien a été immédiat, infléchi ensuite par quelques protestations tardives et convenues.

Ce soutien officiel se traduit sur le plan interne par une répression de la solidarité avec la Palestine. Une criminalisation de l’action militante qui prend la forme d’atteintes graves et répétées aux libertés de manifester, de se réunir et de s’exprimer. Sous couvert de lutte contre les discours de haine, les autorités transforment en infractions des expressions politiques.

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Imposer le narratif officiel israélien

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Trois jours après les attaques du Hamas et le début des bombardements israéliens sur Gaza, le ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, a adressé une circulaire aux procureurs de la République les invitant à apporter « une réponse pénale ferme et rapide » face à l’antisémitisme et à l’« apologie du terrorisme ». Les pertes palestiniennes se comptaient alors déjà en plusieurs centaines.

Le texte a une visée à la fois normative et performative. La confusion entretenue entre antisémitisme et « apologie du terrorisme » participe d’une entreprise au long cours en Europe, dénoncée notamment par Layla Kattermann du European Legal Support Center, et consistant à « assimiler l’identité et l’expérience palestiniennes au terrorisme et à l’antisémitisme ».

La circulaire opère ainsi un véritable cadrage du discours légitime qui doit être tenu publiquement sur le 7 octobre 2023. Devront, selon le ministre, faire l’objet de poursuites pour « apologie du terrorisme » les propos « vantant » les attaques du Hamas ou du Djihad islamique, c’est-à-dire qui présenteraient ces attaques « comme une légitime résistance à Israël ».

Que l’exécutif s’aligne sur le narratif anti-terroriste israélien est une chose. Qu’il impose de manière verticale ce discours comme étant le seul pouvant être tenu en public est bien plus problématique. Une poussée autoritaire et anti-intellectuelle qui rappelle les propos de Manuel Valls, alors Premier ministre, pour qui « expliquer, c’est déjà un peu vouloir excuser ».

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Interdictions de manifester

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La liberté de manifestation n’est consacrée par aucun texte constitutionnel au sens strict. Elle découle d’un autre droit, celui « d’expression collective des idées et des opinions », protégé notamment sur le plan interne par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le Conseil d’État a quant à lui reconnu en 2007 que cette liberté revêtait le caractère d’une liberté fondamentale.

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Malgré cela, les atteintes à la liberté de manifestation sont récurrentes, en particulier contre les mobilisations en soutien aux droits des Palestiniens. L’opération israélienne « Bordure protectrice » à l’été 2014 constitue un tournant en matière de répression en France. Le gouvernement Hollande-Valls a initié une pratique liberticide, reconduite en 2021 à Paris, puis de nouveau à partir du 7 octobre 2023 un peu partout en France.

Le 12 octobre 2023, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a adressé aux préfets un télégramme indiquant que les « manifestations propalestiniennes » devaient être interdites en raison des troubles à l’ordre public qu’elles étaient susceptibles de générer. Un télégramme à la « rédaction approximative » selon le Conseil d’État, qui n’a toutefois pas voulu le censurer.

Car si aucune interdiction générale ne peut être prononcée, l’appréciation locale appartient en dernier ressort aux préfets. Certains ont ainsi mis du zèle à entraver la liberté de manifestation pour la Palestine. La palme revient au préfet des Alpes-Maritimes, dont les arrêtés systématiques d’interdiction de manifester ont été à chaque fois désavoués par la justice administrative.

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Libertés associatives

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La répression des expressions politiques dissidentes se fait aussi à travers une remise en cause des libertés associatives, spécialement depuis l’adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite « loi séparatisme ». La visée essentiellement répressive du texte a été reconnue par le Conseil d’État dans son avis du 9 décembre 2020.

Parmi les dispositions phares de la loi, figure le « Contrat d’engagement républicain », que le décret du 31 décembre 2021 est venu durcir. Ce « contrat » donne aux autorités administratives la possibilité de retirer les financements publics et l’accès à des équipements collectifs aux associations qui ne respecteraient pas « les principes de la République » ainsi que l’ordre public.

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La loi est aussi venue élargir les motifs par lesquels l’exécutif peut dissoudre une association en Conseil des ministres. Si la procédure est ancienne, elle a été très employée sous la présidence Macron. Les dissolutions de structures antiracistes (Collectif contre l’islamophobie en France, Coordination contre le racisme et l’islamophobie), écologistes ou nationalistes contribuent à dresser de fausses équivalences politiques entre des organisations que souvent tout oppose.

Les organisations propalestiniennes sont dans la ligne de mire du ministère de l’Intérieur. Deux d’entre elles ont vu leur dissolution suspendue par le Conseil d’État. Mais l’exécutif est revenu à la charge et menace à nouveau de dissolution trois associations, le Comité Action Palestine, Samidoun Paris Banlieue et Capjpo EuroPalestine. Le « soutien au terrorisme » figure en bonne place parmi les arguments les plus récurrents pour justifier ces mesures.

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« Apologie du terrorisme »

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La loi du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme, dite « loi Cazeneuve », prévoit que « l’apologie publique d’actes terroristes » ne relèverait plus seulement de la loi sur la liberté de la presse de 1881, mais aussi du code pénal. Avec pour conséquence des procédures accélérées et des peines allant jusqu’à sept ans de prison ferme, contre un an jusqu’alors.

Le nouvel article 421-2-5 du code pénal a été conçu en théorie pour lutter contre des faits en lien direct avec des actes terroristes, comme celui d’enrôler en ligne des recrues pour leur exécution. La pratique a été tout autre. Les associations de défense des droits ont dénoncé la multiplication depuis 2014 de procédures contre des personnes sans lien avec le terrorisme.

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Parmi les centaines de cas, citons celui d’un homme en Isère atteint d’« une déficience mentale légère depuis l’enfance ». Jugé en comparution immédiate pour « apologie du terrorisme » comme l’autorise la loi de 2014, il a été condamné à six mois de prison ferme pour avoir déclaré, ivre, à des policiers dans la rue : « Ils ont tué Charlie, moi j’ai bien rigolé. »

De telles procédures se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023 contre des personnes et organisations propalestiniennes, dont le sort dépend de la compréhension que se font procureurs et juges du terme « terrorisme », pour lequel il n’existe aucune définition juridique stable. La question de droit sur cette infraction repose in fine sur une appréciation politique et son invisibilisation.

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Résister par le droit ?

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Le terme terrorisme sert à tracer une ligne politique entre des violences jugées légitimes et d’autres qui ne le seraient pas, tout en rendant invisible l’origine éminemment politique et subjective de cette démarcation. Il agit comme un puissant opérateur de dépolitisation des actes perpétrés par des personnes et groupes réputés mus par le fanatisme et une violence aveugle.

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La rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, s’était attiré de nombreuses critiques en France pour avoir rappelé le contexte colonial dans lequel s’inscrivent les attaques du 7 octobre 2023, tout en déplorant les pertes civiles israéliennes.

Le fait que ces propos soient passibles en France de sanctions pour « apologie du terrorisme » révèle l’inquiétante pente répressive dans laquelle est engagé le pays. Une dynamique qu’il ne convient pas d’accentuer en exigeant que les partisans zélés de la politique criminelle israélienne fassent l’objet d’une répression analogue, aussi insupportable soit leur morgue.

L’arme du droit peut s’avérer utile et efficace. Le droit peut s’intégrer au répertoire des mobilisations en faveur de l’exigence de justice en Palestine, ou en défense des libertés fondamentales en France. Mais gare à la surenchère liberticide via l’utilisation d’outils renforçant la dynamique autoritaire et la judiciarisation tous azimuts d’expressions politiques.

On ne lutte pas contre l’aliénation par des moyens aliénés.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

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