L’Algérie fait le ménage dans les écoles privées et balaie… le français
« Je n’avais pas prévu de quitter le pays pour m’installer en France mais là, je ne vais pas avoir d’autre choix. » Khaled est cadre supérieur dans une multinationale à Alger. Son fils, scolarisé en seconde, n’a jamais mis les pieds dans une école du système public algérien.
Depuis son plus jeune âge, il est scolarisé dans des écoles privées où il suivait jusqu’à la rentrée un double enseignement sur la base du programme algérien et du programme français.
Mais en septembre, la direction de son école a prévenu les parents d’élèves que le double programme ne pourrait plus être appliqué. « On nous a informés verbalement, sans courrier. On nous a dit que c’était un ordre du ministère [de l’Éducation nationale], que l’école ne fermerait pas mais que les enfants ne suivraient désormais que le programme algérien », témoigne-t-il à Middle East Eye. « Seulement mon fils, il ne parle quasiment pas l’arabe… »
En l’absence de communication officielle sur les mesures prises à l’encontre des établissements privés, la confusion a gagné les parents d’élèves, perdus entre véritables informations et rumeurs.
Selon les informations recueillies par MEE, le ministère de l’Éducation nationale a listé une série de restrictions à appliquer. En cas de non-respect de ces consignes, des « sanctions juridiques lourdes » sont prévues, y compris pour les parents.
Parmi ces nouvelles règles, l’interdiction d’enseigner le double programme, l’interdiction de faire classe avec des manuels autres que ceux du programme national officiel, la stricte application des cinq heures d’enseignement de langue étrangère – sans manuel (pour limiter l’enseignement du français) –, l’interdiction de déscolariser un enfant avant 16 ans (et, à partir de cet âge, l’obligation de soumettre une demande manuscrite faite par l’adolescent auprès de l’académie).
Enfin, si le bac français en candidat libre est toujours autorisé, les épreuves ne se dérouleront plus au Lycée international Alexandre-Dumas (LIAD) à Alger, plus connu sous le nom d’« école française » puisqu’il dépend de l’Agence française pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE).
Le ministère algérien des Affaires étrangères refusant de délivrer d’autres autorisations pour que Paris ouvre de nouvelles écoles françaises, il n’y a en Algérie que cet établissement et deux annexes, à Oran et Annaba.
À titre de comparaison, il y en existe 40 au Maroc, en gestion directe, conventionnées ou partenaires.
Un vrai business
En Algérie, les écoles privées représenteraient, selon Ahmed Tessa, ancien conseiller de l’ex-ministre de l’Éducation Nouria Benghabrit, environ 3 % des écoles du pays.
Créées à la fin des années 1990 pour pallier les carences d’un système scolaire délaissé pendant dix ans de guerre civile, ces écoles se sont ensuite développées pour répondre aux besoins de la classe moyenne.
D’abord parce que leurs tarifs élevés (entre 2 000 et 3 000 euros l’année), dans un pays où le salaire minimum mensuel est de moins de 150 euros, ne sont pas accessibles à tous. Ensuite parce l’enseignement du programme français qui est proposé dans ces écoles répond à la stratégie de nombreux parents qui veulent armer leur progéniture pour partir travailler et vivre à l’étranger. Enfin parce que, contrairement aux écoles publiques, les écoles privées proposent la cantine à midi, ce qui soulage les familles dans lesquelles le père et la mère travaillent.
Mais ces établissements ont développé un vrai business – autour de l’enseignement du programme français notamment via le Centre national français d’enseignement à distance (CNED) – allant à l’encontre de la dynamique impulsée par l’État algérien depuis plus de dix ans : chasser le français du quotidien des Algériens.
À l’été 2022, le président Abdelmadjid Tebboune a d’ailleurs imposé l’anglais comme matière obligatoire dès la troisième année de primaire (CM2). « La langue française est un “butin de guerre” mais l’anglais est une langue internationale », avait-il justifié en faisant référence à l’expression d’un des auteurs majeurs de la littérature algérienne, Kateb Yacine.
L’anglais a aussi été décrété « langue d’enseignement » à l’université. La mise en application est toutefois plus délicate.
« Nous devions être formés en 2022 mais finalement, les sessions n’ont commencé qu’en avril/mai. Avec les examens, notre charge de travail ne nous a pas permis de suivre la formation avec assiduité », explique à MEE une enseignante de l’Université de sciences et technologies Houari Boumédiène (UTSHB) à Alger, qui prévoit cette année de continuer à enseigner en français.
« Il y a beaucoup de résistance parmi les universitaires mais c’est compréhensible. Pour la plupart, nous travaillons sur des manuels rédigés en français. »
« Trop d’abus »
Les mesures du ministère de l’Éducation appliquées aux écoles privées ont été présentées, selon les informations recueillies par Middle East Eye, comme une réponse à la décision de la France de retirer le « CNED réglementé », par lequel les élèves étaient autorisés à passer les examens français (brevet et bac) pour ensuite s’inscrire sur Parcoursup, la plateforme web française destinée à recueillir les voeux d’affectation des futurs étudiants.
Mais pour Ahmed Tessa, ces mesures reviennent surtout à « appliquer la loi ».
« Les établissements scolaires de statut privé dépendent du ministère de l’Éducation nationale. À ce titre, le décret de création des écoles dites privées, comme le cahier des charges qui en découle, sont conçus en fonction des missions du ministère, à savoir enseigner le programme algérien », résume-t-il à MEE.
« À titre dérogatoire, il est accordé dans le cahier des charges des activités optionnelles qui ne sont nullement l’enseignement d’un double programme. »
Mais avec le temps, ce dernier s’est installé et les autorités ont laissé faire. « Il y a eu trop d’abus », dénonce à MEE Latifa, une mère qui aimerait inscrire son fils au « lycée français » mais qui, faute de places et de relations suffisamment influentes, s’est résignée à le scolariser dans le privé.
Des parents et même des enseignants rapportent que certains établissements du privé n’enseignaient par exemple plus du tout le programme algérien, acceptant en « cours de soutien » des enfants déscolarisés auxquels était dispensé le même programme qu’au LIAD, et où était appliqué le même calendrier de vacances scolaires.
« Les directeurs ont reçu des avertissements à plusieurs reprises. Le problème, c’est que maintenant, on se retrouve au pied du mur. C’est bien de vouloir réguler mais pas comme ça ! Là, on est en train de parler de l’avenir de nos enfants ! », s’énerve Latifa.
Ne sachant pas quoi faire, certaines écoles entretiennent l’ambiguïté. Sur un groupe WhatsApp de parents d’élèves que MEE a pu consulter, la discussion évoque les demandes de certains enseignants, qui continuent à exiger les manuels en français, et les hésitations des mères qui ne savent plus à qui se fier.
« Dans l’école de mon fils, comme ils n’ont plus de manuels, les enseignants travaillent sur la base de pages photocopiées », témoigne Latifa. « Je devrais m’en réjouir mais on sait tous que ce n’est pas une solution. »
« Je pense qu’à terme, l’objectif est de supprimer l’enseignement privé », estime un père d’élève. « Tout le monde va se ruer sur l’école française mais comme on ne pourra pas tous y entrer, les parents seront obligés de se tourner vers le public et d’accepter des conditions d’enseignement précaires, le niveau catastrophique des enseignants, les classes surchargées, l’absence de cantine… Et on se retrouvera dans l’impasse. »
Par Malek Bachir à ALGER, Algérie