Taisez-vous et rentrez dans le rang » : Israël, la Palestine et l’aube d’une nouvelle censure dans l’art occidental

 

 

 

 

Pour tout amateur de philosophie un tant soit peu sérieux, la philosophie juive est indispensable pour comprendre le développement de la connaissance humaine.

 

Pendant des années, j’ai été obsédé par Philon d’Alexandrie, un philosophe juif antique qui a traité les histoires des écritures comme des allégories, évitant l’interprétation littérale de la Torah qui était fréquente à l’époque.

 

Quand j’étais jeune, les écrits de ce penseur hellénistique du premier siècle avant notre ère étaient aussi révolutionnaires que ceux de penseurs médiévaux plus tardifs comme Thomas d’Aquin et Averroès, (Ibn Rochd), qui ont eux aussi cherché à réconcilier la philosophie grecque et la foi.

Philon était un sujet de discussion récurrent avec un ami israélien qui avait quitté son pays natal pour suivre un doctorat en théologie juive en Allemagne.

 

Mon ami a quitté Israël après avoir renoncé à la possibilité de réforme politique dans son pays. En tant que théologien, il ne ressentait plus aucune affinité avec l’État d’Israël et ce qu’il représentait.

 

« Être juif et être Israélien sont deux identités indépendantes qu’il ne faut pas confondre », me disait-il.

 

Ces mots de mon ami font écho en moi depuis le 7 octobre.

 

Le théologien n’était pas surpris qu’un laïc et fervent pro-Palestine comme moi puisse s’identifier aux idées de philosophes juifs comme Philon, Moïse Mendelssohn et Spinoza.

 

Être influencé par cette pensée est l’opposé du soutien à un État qui pille des terres et qui incarcère et tue illégalement des dizaines de milliers de Palestiniens depuis plus de 75 ans. Un État qui n’a su nous traiter, nous les Arabes, qu’avec insolence tout au long de son existence.

 

« Si Philon et Spinoza étaient en vie », m’a assuré un jour mon ami juif, « ils trouveraient moralement répréhensible d’être des Israéliens convaincus. »

 

Ces dernières semaines, le monde que nous habitions à cesser d’exister.

 

Tous les progrès que nous avions faits dans les films et la culture se sont révélés futiles et illusoires. La politique dominante de diversité ne s’est avérée rien de plus qu’un outil marketing de façade permettant aux dirigeants d’entreprise d’attirer un plus grand éventail démographique.

 

Réduites au silence

 

Les voix des pro-palestiniens – qu’elles soient arabes, occidentales et juives – sont délibérément réduites au silence en Europe et aux États-Unis, ce qui nous a ouvert les yeux sur une dure réalité que personne donc parmi nous, y compris votre serviteur, n’avait eu le courage de reconnaître.

 

Au cours des trois dernières semaines, divers artistes propalestiniens et écrivain ont vu leurs engagements annulés en Europe et aux États-Unis.

 

Parmi eux, la discussion publique et la cérémonie de récompense prévues pour Adania Shibli à la foire du livre de Francfort ont été annulées, tandis que le directeur du salon, Juergen Boos, a publié un communiqué déclarant que son organisation « est totalement solidaire d’Israël ».

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L’agent Maha Dakhil (au centre) a été contrainte de démissionner malgré le retrait de ses critiques d’Israël (AFP)
L’agent Maha Dakhil (au centre) a été contrainte de démissionner malgré le retrait de ses critiques d’Israël (AFP)

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À Berlin, le théâtre Maxim-Gorki, scène de gauche, a annulé une représentation de The Situation de Yael Ronen, dramaturge israélienne qui vit à Berlin, attestant que « la guerre est un grand simplificateur » et ajoutant : « L’attaque terroriste du Hamas nous place du côté d’Israël. »

 

La coprésidente du parti social-démocrate, Saskia Esken, a refusé d’assister au lancement du livre du sénateur américain de confession juive Bernie Sanders en raison de ses critiques d’Israël, tandis qu’un employé du musée juif de Berlin a été renvoyé pour avoir qualifié le régime israélien en Cisjordanie occupée d’« apartheid ».

 

« Ce n’est même pas une histoire de liberté d’expression », indique le communiqué du musée, qui persiste sur cette décision. « C’est une simple histoire de faits. »

 

En Italie, l’activiste égyptien et ancien prisonnier politique Patrick Zaki a fait face à de vives réactions pour avoir qualifié Netanyahou de tueur en série. Une interview télévisée avec le célèbre animateur Fabio Fazio a d’abord été déprogrammée avant d’être finalement diffusée le 22 octobre. Plus tard, les événements prévus pour la promotion de son livre dans la ville de Brescia ont été annulés.

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D’autres voix d’extrême droite ont en plus demandé à ce que Zaki soit déchu de sa qualité de citoyen d’honneur de Bologne.

 

Au Royaume-Uni, le Palestinian Festival of Literature a été contraint d’annuler une discussion littéraire autour de l’auteur américain juif Nathan Thrall après des pressions exercées par la police londonienne sur le lieu de l’événement.

 

Toujours en Angleterre, il a été conseillé au PalMusic UK d’annuler le concert prévu pour son dixième anniversaire pour des raisons de sécurité.

 

De l’autre côté de l’Atlantique, le Witness Palestine Film Festival de Rochester (New York) a été contraint d’annuler son édition physique et de passer au numérique cette année.

 

Une lecture publique de l’écrivain vietnamo-américain Viet Thanh Nguyen, lauréat du prix Pulitzer, a été annulée parce qu’il avait condamné la « violence aveugle » d’Israël à l’encontre des Palestiniens, et l’éditeur scientifique Michael Eisen a été renvoyé du journal académique eLife pour avoir partagé un article satirique de la publication The Onion concernant Gaza.

 

Maha Dakhil, coprésidente américaine d’origine libyenne de la grande agence artistique et agent de Tom Cruise et Nathalie Portman, a été contrainte de démissionner après avoir qualifié les actes israéliens à Gaza de « génocide » sur une publication Instagram qu’elle a plus tard supprimée et pour laquelle elle s’est excusée.

 

La Writers Guild of America a été vivement critiquée par les commentateurs pro-Israël pour son manque de soutien public envers Israël.

 

Les publications américaines Variety et Hollywood Reporter ont, dans le même temps, interviewé un certain nombre d’Israéliens à propos de la guerre.

 

Chasse aux sorcières

 

Tous expriment sans équivoque leur soutien pour l’État d’Israël. Aucun artiste arabe n’a été interviewé jusqu’à présent, et les milliers de civils palestiniens qui ont été massacrés par la machine de guerre israélienne n’ont jamais été mentionnés.

 

Cette couverture montre que les vies des Palestiniens ne valent pas autant que celles des Israéliens.

 

Dans un autre récent épisode de cette chasse aux sorcières épique digne du maccarthisme, l’éditeur en chef d’Artforum David Velasco a été limogé pour avoir publié une pétition signée par de nombreux artistes (parmi lesquels Nan Goulding) qui exprimaient leur solidarité avec les Palestiniens et demandaient un cessez-le-feu à Gaza.

 

David Velasco a été renvoyé par le grand magnat de la presse, Jay Penske, qui détient également VarietyRolling Stones et Deadline Hollywood.

 

À l’inverse, on ne constate pas le moindre cas de censure des opinions pro-Israël jusqu’à présent.

 

Quelques célébrités d’Hollywood, dont John Cusack et Suzanne Sarandon pour les plus célèbres, ont vaillamment exprimé leur soutien total pour la Palestine, mais ceux-ci sont extrêmement rares.

 

Une lettre ouverte adressée à Joe Biden réclamant un cessez-le-feu et mettant en garde contre la détérioration de la situation humanitaire à Gaza a été signé par 55 stars hollywoodiennes parmi lesquelles Cate Blanchett, Channing Tatum, Jessica Chastain, Joaquin Phoenix, Kristen Stewart et Mahershala Ali. Mais cet acte de solidarité fait lui aussi exception à la règle.

 

Plusieurs amis qui travaillent dans les médias, le cinéma et le monde universitaire m’ont dit avoir l’impression de suffoquer dans le climat actuel.

 

Un ami journaliste américain blanc à New York m’a confié : « On nous dit de la fermer et de rentrer dans le rang. »

 

Une amie égyptienne universitaire à Berlin a fait part de ses craintes de dénoncer Israël dans l’université où elle travaille.

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Pour les producteurs de films arabes en Allemagne, aucun financement pour les films ayant un thème palestinien n’est attendu dans un futur proche. À travers l’Europe, les artistes palestiniens auxquels j’ai parlé craignent que leurs projets naissants ne soient pas soutenus.

 

La majorité des réalisateurs arabes, en particulier palestiniens, dépendent énormément des fonds européens sans lesquels leurs projets ne peuvent se concrétiser.

 

Depuis le 11-septembre, nous, Arabes, n’avions plus eu l’impression d’avoir une cible dans le dos. Chaque opposant d’Israël est présenté comme un antisémite – une arme usée et archaïque que le gouvernement israélien et consorts ne cessent d’employer pour faire taire les critiques.

 

Chaque critique des atrocités israéliennes à Gaza est automatiquement présentée comme « pro-terroriste ». Et bien sûr, nous devons commencer chaque déclaration, chaque interview, chaque tweet, en condamnant le Hamas pour l’attaque du 7 octobre.

 

Ce que nous faisons naturellement. Vous auriez du mal à trouver le moindre artiste savourant le meurtre de festivaliers ou l’enlèvement de personnes âgées.

 

Cependant, toute tentative de disséquer le rôle israélien dans cette montée de rage qui est à l’origine du carnage vous met automatiquement sur la sellette.

 

Supériorité morale

 

Nous avons toujours maintenu une supériorité morale et le 7 octobre est l’un des cas où celle-ci a été temporairement menacée. L’humanisme est le mode opératoire de l’art, qu’importe le fouillis moral de l’attaque du Hamas, un meurtre et un meurtre.

 

Voilà où commence et s’arrête la conversation pour la plupart des commentateurs occidentaux en ce moment.

 

Le plus effrayant dans ce grand silence et le discours unidimensionnel qui l’accompagne, c’est de voir à quel point il est superficiel, réducteur et fasciste.

 

Les commentateurs pro-Israël se plaignent du silence du monde de l’art et du divertissement concernant l’attaque du Hamas.

 

Les Arabes quant à eux ne sont pas surpris par le silence sur la Palestine. À ce stade, le silence de l’Occident ne nous gêne pas. Nous voulons juste être autorisés à parler librement, sans être poursuivis, faire l’objet d’enquêtes ou être renvoyés.

 

La liberté d’expression, tant qu’elle ne relève pas du discours de haine, est la pierre angulaire de l’art. C’est un principe essentiel qui a été mis de côté par les politiciens, les centres artistiques et les universités.

Je ne crois pas en la vérité par l’image et, depuis le début du conflit, je n’ai quasiment pas regardé de vidéos du carnage.

 

Cependant, je n’ai pas pu passer à côté de la façon dont les photos des Israéliens à la rave ont été juxtaposées avec celles de Gaza : une populace terrifiée de jeunes occidentalisés dont les vies ont été jugées plus vitales que celles des pauvres enfants et des femmes voilées de cette région assiégée.

 

Au cœur de cette hiérarchie des vies figurent des affaires de classe et de race ; deux des principes fondamentaux responsables de la discrimination habituelle contre les Arabes.

 

Je n’ai pas travaillé en Égypte depuis 2014 pour des raisons connues dans certaines franges de la communauté cinématographique. Avec d’autres artistes arabes, nous avons cherché la liberté en Occident, loin de la censure nationale dans nos pays.

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On nous a promis un espace nous pourrions parler, créer et nous organiser de la façon dont nous le souhaitions ; un espace démocratique où nous pouvons être qui nous sommes véritablement, sans filtre.

 

On ne nous a jamais donné carte blanche pour perdre la tête – il nous a fallu nous battre, faire nos preuves, briser les stéréotypes et nous libérer de la stigmatisation obligatoire, pour gagner cette liberté.

 

En moins de trois semaines, cette liberté durement acquise semble s’être évanouie, dérobée par les décideurs dont le racisme latent de longue date a trouvé l’instrument parfait pour s’échapper en toute sécurité.

 

La sympathie croissante pour la cause palestinienne dans diverses régions du globe, y compris aux États-Unis, souligne le fossé croissant entre le public et ceux qui tiennent les rênes du cinéma et de l’art.

 

Alors à quel point sommes-nous libres ?

 

Les allégations des commentateurs pro-Israël selon lesquelles les artistes ont peur de prendre parti pour Israël afin de ne pas perdre des fans ou croiser le fer avec des personnes au pouvoir est parfaitement ridicule.

 

Depuis quand Hollywood ou le secteur de l’industrie se soucie des sentiments des Arabes ? Il n’y a pas de cadre arabe à Hollywood, dans la musique ou dans l’art ; le monde arabe n’exerce aucune influence dans les arts et le divertissement à l’échelle mondiale.

 

Les marchés naissants en Arabie saoudite et dans la région du Golfe restent trop petits pour avoir une quelconque influence discernable et, à en juger par l’histoire récente, les élites du Golfe n’ont témoigné aucun intérêt pour plaider en faveur de politiques progressives ou en matière de droits de l’homme, y compris pour la cause palestinienne.

Écrire cet article pose une question fondamentale qui semble encore plus urgente qu’auparavant.

 

Tout au long de ma carrière dans l’écriture au Moyen-Orient, on m’a constamment répété que je devais « adoucir les angles » et « me dispenser des politiques franches », « être plus diplomatique et pragmatique ».

 

Au cours des trois dernières semaines pour la première fois, ces mêmes « conseils » m’ont été dispensés par des connaissances américaines et européennes.

 

Et donc, chaque tweet, chaque publication et chaque mot écrit en soutien à une population qui est emprisonnée depuis des décennies par une nation paria raciste est transformé en menace existentielle.

 

Est-ce que j’en abuse ? Est-ce que je vais faire face au même type de marginalisation et de bannissement que j’ai subi dans le monde arabe pour avoir exprimé mon avis ?

 

Nous avons payé un lourd tribut pour la critique de nos propres régimes et gouvernements arabes et on peut nier l’incessante complicité des autocrates arabes dans la souffrance palestinienne.

 

La découverte la plus terrible de ce mois-ci, c’est que l’Occident n’est en rien différent des gouvernements arabes : ni plus démocratique, ni plus compatissant ou progressiste, pas plus libre et pas moins égoïste.

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Ces jours-ci, il est bien plus facile d’être un individu libre si vous ne travaillez pas dans l’art ou à l’université.

 

Mais si l’art nie à quiconque le droit de penser et de s’exprimer sans être puni ou exilé pour avoir exercé cette liberté, alors cet art est corrompu et hypocrite en son cœur.

 

Il est difficile d’envisager comment l’art et le secteur du divertissement mondial peuvent surmonter cette guerre.

 

La position sur l’Ukraine était claire et nette. Il n’en va pas de même avec Israël et la Palestine. Hollywood ne changera pas son soutien à Israël, même si quelques artistes palestiniens ou arabes comme Ramy Youssef et Mo Amer reçoivent un espace limité pour présenter la cause palestinienne à une audience plus large.

 

Il en va de même avec l’art, la musique et le monde académique.

 

Mais même si les décideurs occidentaux changeaient de position, même si la cause palestinienne venait à être adoptée par le monde, rien ne peut détourner l’attention du fait que, en 2023, on fait obstruction aux voix pro-palestiniennes et celles-ci sont sanctionnées par ces personnalités au pouvoir qui paradent avec leur politique en matière de diversité.

 

Alors à quel point sommes-nous libres ? Nous ne l’avons jamais été, et nous ne le sommes certainement pas maintenant.

 

 

 

 

Joseph Fahim

 

 

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